"La révolution se fait grâce à l'homme, mais l'homme doit forger jour après jour son esprit révolutionnaire..."
dimanche 20 juillet 2014
Elle
La première fois que je la vis, j'étais seul au milieux de la foule. Prostré,brisé, terrassé. Elle s'approcha lentement pour poser sa main sur mon front, avec cette douceur toute maternelle dont seules les femmes sont capables. Je ne vis pas ses yeux bleus qui brillaient plus que le soleil, je ne sentis pas son parfum frais comme la brume des bois, je n'entendis même pas son rire discret. Tout mon être s’élevait déjà à la vue de cette apparition merveilleuse. Et dans la blancheur de ses mains caressant mon visage, j'ai cru trouvé mille hivers où étendre enfin une douleur infinie. Un tourbillon de chevelure plus tard, elle était partie, comme une fée, on ne sait où. Depuis, on ne s'est jamais quittés.
Elle vient souvent me voire au moment où je m'y attends le moins, comme par amusement. Avec le temps, nous sommes devenus amis, même si elle sait sûrement les sentiments que j'ai pour elle. Au début, la présence de cette femme m'intimidait, je n'avais pas l'habitude qu'une si belle créature m'accorde toute son attention. Moi, j'étais trop petit pour mes vêtements,trop petit pour mes sentiments, trop petit pour mes rêves. Elle, elle pouvait rendre le lâche courageux et faire pousser des ailes aux plus petites âmes peuplant cette terre. Très vite, je me suis trouvé épris de cette lointaine cousine des Danaïdes avec qui je me plaisais à remplir mon tonneau de pensées noires dans l'espoir de m'en débarrasser pour toujours. Ses goûts sont aussi forts que raffinés : Wagner donnait la réplique à Beethoven dans les soirées que nous passions seuls à contempler le ciel nocturne.C'est elle qui m'a fait découvrir la beauté du noir enveloppant le scintillement des étoiles. Ses discours enflammés, qu'elle accompagnait de gestes larges et vigoureux, racontaient la Grande Guerre ou l'Odyssée d'Ulysse. Très vite, je me suis épris de son charme, de sa voix, de la flamboyance de ses idées. Elle néantisait toute présence humaine aux alentours dès qu'elle s’asseyait près de moi, dépeuplant les lieux et allongeant les heures. Il y avait quelque chose de sadique qui n'était pas sans me plaire dans sa manière de faire, de parler, de penser. Au fil du temps, je me suis trouvé presque esclave de celle qui venait me réconforter quand j'en avais besoin, qui me chuchotait à l'oreille quand ceux autour de moi criait vainement, qui me prenait par la main quand je ne voulais plus me relever. Jour après jour, ses paroles qui, en apparence, visaient à me guérir, me changeait en fait de manière de plus en plus visible. Elle a appris à mon cœur à se contracter au lieu de saigner, à ne plus s'attendrir de pitié mais à se durcir pour survivre. Nous aimions haïr les gens que nous côtoyons, et cette douce haine glissait souvent vers une misanthropie qui nous coupait du monde en même temps qu'elle nous unissait plus fortement. Je l'aimais tellement...
Les baisers du soir dans le silence d'une rue déserte succédaient aux étreintes torrides de la journée. Jamais je n'avais connu une telle fusion des corps... comme si elle prenait une part de mon âme à chaque morsure, comme si elle aspirait tout mon imaginaire à travers ses longs baisers qui me faisaient perdre la mémoire. Les choses se faisaient dans le silence mais nous prenions tout notre temps. Mes nuits devenaient plus longues et plus agitées, ses mains blanches griffant mon âme noire, transperçant toute barrière.Elle mordait tendrement pour marquer son territoire. Nous n'étions plus qu'un corps,nous donnant entièrement l'un à l'autre... avant que mon sang ne jaillisse brusquement pour aller couler dans ses entrailles dans un dernier soupir. Pourtant, sa peau restait toujours étonnement froide même au plus fort de nos ébats. Sa blancheur témoignait de ses ténébreux penchants pour une solitude aigrie. Ses veines palpitantes sous mes mains cartographiait cette porcelaine humaine que j'explorait mais où je me perdait toujours. Car bien que nous partagions une telle intimité, elle restait très mystérieuse. Je l’étreignait sans vraiment savoir ce qu'elle pensait de moi. Je la regardait souvent sans rien voir de clair au fond de ses yeux si ce n'est qu'un brouillard impénétrable. Puis ses étreintes devinrent de plus en plus suffocantes, ses caresses trop brûlantes. Ses baisers qui m'enivraient autrefois devinrent poison. Je voulais la quitter. Depuis, elle ne me quitte plus. Je la détestait tellement...
Aujourd'hui elle vient me voir encore assez souvent. Lassé de me battre, je ne la repousse plus. Elle prend calmement un café avec moi ou m'accompagne lors de mes longues promenades solitaire. Elle se glisse encore quelques fois sous mes draps ou surgit de la foule pour n’emmener ailleurs avec son rire devenu aigu et strident. Le temps passant, les rides ont creusé son visage et sa peau s'est encore plus flétrie. Le blanc cristallin qui embaumait jadis ses mains s'est teinté de cette grisaille rappelant le marbre des tombes. Sa robe noire en haillons était le reflet de son âme diabolique : une forêt pleine de ténèbres et de grands arbres sombres. Longtemps j'ai cherché sous quelque cyprès les sentiers de roses promis, pour ne trouver que des bouquets de ronces et d'épines. Son image se miroite au fond des verres, se pixelise devant chacun de mes écrans. Elle danse dans les flammes du feu de la cheminée et nage au fond des mers. Elle me retrouve chaque fois que j'essaye de la quitter, elle sait que je ne peux pas la quitter. Ma nouvelle amie, la Haine. Gardienne des geôles où se perd l'esprit. Chimère rodant dans chaque travée de ma mémoire. Elle fait la pluie et la neige. Elle après la pluie me replonge dans mes tourments. Elle me consume à petit feu tout en me maintenant en vie. C'est elle, ma pire ennemie, qui m'aime et me déteste. Mais je n'ai qu'elle...
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